Maylis de Kerangal, à cœur battant
LE MONDE DES LIVRES |
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Par Lydia Flem (Ecrivaine)
Je me suis plongée dans ce roman sans prendre connaissance ni du titre ni du résumé au dos du livre. Lire, c'est aussi cela : un saut dans l'inconnu, un pari, un pacte, une promesse, un danger. S'engouffrer avec l'auteur dans le flot des pages, le flot âpre, musical, maritime, heurté, haletant, désespéré, noble, polyphonique, méditatif, des mots et des gestes, des personnages et des lieux. Je n'ai donc pas anticipé le destin que l'écrivain réservait à son héros, cette « belle mort » des jeunes Grecs, la mort en plein élan. Pourtant, son nom, Simon Limbres, qui surgit à la première ligne, portait un indice à une lettre près. Limbres, limbes. Etat incertain, indécis ; pour la théologie catholique, séjour des innocents, des justes morts, paradis des enfants flottant loin de leurs mères.
Par ce vieux réflexe d'empathie involontaire, inconsciente, on s'identifie d'emblée au héros. Lui, c'est moi. Peu importe si je n'ai jamais surfé sur les plus belles vagues, les déferlantes, les rouleaux de Jaws à Hawaï, les tubes, les lames. A deux cent mètres du rivage normand, je deviens Simon, mes « cils se durcissent comme des fils de vinyle », je m'élance « en poussant un cri, et pour un laps de temps touche un état de grâce – c'est le vertige horizontal ».
Depuis Les Petites-Dalles, à partir d'Etretat, il faut environ une heure pour rejoindre Le Havre. A 9 h 20, les secours arrivent sur place, là où la camionnette qui transportait Simon et deux amis, de retour du surf, a percuté le poteau. Trois passagers, deux ceintures de sécurité. Ce dimanche matin, Pierre Révol a pris sa garde au service de réanimation, il scrute les clichés du cerveau de Simon dans tous les plans de l'espace : coronal, axial, sagittal et oblique. Sur une étagère de son bureau, L'Homme devant la mort, de Philippe Ariès (Seuil, 1977), et La Sculpture du vivant, de Jean Claude Ameisen (Seuil, 1999). Il est né en 1959, l'année où Goulon et Mollaret annoncèrent que l'arrêt du cœur n'est plus le signe de la mort. Révol, c'est un médecin comme on les souhaiterait toujours : « Non pas le sentiment de puissance, l'exaltation mégalomane, mais pile son contraire : l'influx de lucidité qui régule ses gestes et tamise ses décisions. Un shoot de sang-froid. » Aux parents de Simon, Marianne et Sean, « cognés de douleur », il annonce l'irréversible. Des images du Christ en croix au corps blême, Mantegna, Holbein. Simon ressemble, lui, à un jeune dieu qui a l'air de dormir. Ce que ressentent les parents les foudroie « dans un langage impartageable, d'avant les mots et d'avant la grammaire, qui est peut-être l'autre nom de la douleur ». Thomas Rémige, l'un des infirmiers coordinateurs des prélèvements d'organes leur parle, questionne, répond, attend. Il a pour eux « un regard juste ».
TEMPS DE MÉDITATION
La course contre la montre s'est enclenchée, tout s'emballe, mais rien ne peut avoir lieu sans leur consentement. Ce temps de méditation s'étire infiniment, avant que coulisse un « oui » dans la gorge serrée. Il est 17 h 30. Oui, notre fils est donneur. Les poumons, le foie, les reins, le cœur, oui. Le prélèvement des cornées, non. « Les yeux de Simon, ce n'était pas seulement sa rétine nerveuse, son iris de taffetas, sa pupille d'un noir pur devant le cristallin, c'était son regard. »
Le titre de ce roman, Réparer les vivants, vient d'un dialogue du Platonov de Tchekhov. « – Que faire, Nicolas ? – Enterrer les morts et réparer les vivants. » C'est Thomas, l'amoureux des oiseaux (il a dépensé l'héritage de sa grand-mère pour un chardonneret, un vrai, de la vallée de Collo), qui a scotché la réplique sur la porte de son bureau, pour donner un sens à son métier, son humanité, sa dignité. C'est lui qui accompagne Simon de son chant au moment de la restauration du corps du donneur. Un chant d'abord ténu, à peine audible, puis sa voix s'amplifie et scande les gestes de la main qui lave, répare, recoud, enveloppe. Thomas chante son nom, commémore sa vie, sinon ce serait la barbarie.
Dans ce roman magnifique, l'écrivaine ne sépare jamais la technique de la poésie, la quotidienneté de la métaphysique ni l'intimité blessée de l'efficacité collective. Son écriture parcourt tous les registres de la langue pour dire comment dans une même expérience pensées et sensations se fracassent. Maylis de Kerangal boucle son récit en vingt-quatre heures, du dimanche 5 h 50 au lundi 5 h 49. Vingt-quatre heures, moins une minute. La minute qui demeure à la frange, en ce lieu trouble, où la mort et la vie s'épousent. Là où la littérature éclairera toujours la science.
Maylis de Kerangal appartient à cette maison des écrivains de haute écriture, ceux qui nous rendent plus humainement humains.
Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal, Verticales, 288 p., 18,90 euros.
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Lydia Flem (Ecrivaine)
Le chef-d’œuvre méconnu que vous portez aux nues ? Témoignage, de Charles Reznikoff (POL, 2012). Cette épopée par le bas, qui raconte les Etats-Unis au début du XXe siècle par le fragment, sans grandiloquence, m’a effarée. J’y reviens souvent.
Le chef-d’œuvre officiel qui vous tombe des mains ? Les Confessions, de Jean-Jacques Rousseau.
L’écrivain avec lequel vous aimeriez passer une soirée ? Denis Diderot (en tête à tête).
Celui que vous aimez lire mais que vous ne voudriez pas rencontrer ? James Ellroy.
Un livre récent que vous avez envie de lire ? Guerre et guerre, de Lazlo Kraznahorkai (Cambourakis). D’ailleurs, je viens juste de le commencer.
Le livre qui vous a fait rater votre station ? Le Temps matériel, de Giorgio Vasta (Gallimard, 2010).
Celui dont vous voudriez être le héros ? Dalva, de Jim Harisson (Christian Bourgois, 1989). J’adorerais au moins être dans la poche ou dans le sac de Dalva.
Celui qui vous réconcilie avec l’existence ? Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2009).
Celui qui vous fait rire ? Le Lycéen, de Bayon (Grasset, 1987). D’un humour rageur, écrit dans une langue exceptionnelle.
Celui dont vous aimeriez écrire la suite ? L’Antivoyage, de Muriel Cerf (Mercure de France, 1974). J’aimerais en écrire la suite pour prolonger le voyage, faire que ce texte ne s’arrête pas.
L’auteur que vous aimeriez pouvoir lire dans sa langue ? W. G. Sebald.
Le livre que vous voudriez avoir lu avant de mourir ? La Guerre et la Paix, de Tolstoï.
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Un cœur au long cours
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Jean-Luc Nancy (philosophe)
Il y a vingt-deux ans – bientôt vingt-trois – que mon cœur m’a été
greffé. Il a maintenant à peu près doublé (pour ce que j’en sais) l’âge
qu’avait alors mon donneur (« mon » donneur ? étrange façon de parler…
oui, il ou elle m’a redonné à moi-même). Entre lui, ou elle, et moi, il
n’y a rien de ce qu’on se plaît si souvent à évoquer : communications
secrètes, osmoses spirituelles, mêlées d’identités. Cela est bon pour
les fantasmes, qu’ils soient parfois ceux de greffés ou, beaucoup plus
souvent, d’amateurs de sensations fortes. Mais la vie dans le don reçu
va bien au-delà de ces supposés frissons. C’est une vie dans le partage
de plus que d’une autre vie : de la vie même, d’abord, dans sa capacité à
faire fonctionner un organe hors de l’organisme où il s’était formé et
après sa mort. Mais cette vie ne durerait guère si le vivant-parlant,
celui qui sait prolonger et remodeler la nature, n’avait inventé comment
la transmettre....
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Maylis de Kerangal: chanter les gestes
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Raphaëlle Leyris
C’est un écrivain du mouvement, et cela se lit à même la couverture
de ses livres, dans le nom de la maison qui la publie depuis ses débuts :
Verticales. Le déplacement, la circulation – des corps, du langage, des
formes littéraires : voilà sur quoi travaille Maylis de Kerangal, née
en 1967, l’une des auteures les plus intéressantes de sa génération.
Elle aussi évolue à chaque livre. Ainsi, dans Réparer les vivants, celle
qui travailla pour une collection de guides de voyage, et pour qui les
lieux sont une matière fondamentale, se sert du temps avec la même
maestria qu’elle le fait de l’espace, afin de raconter aussi les
mouvements intérieurs des êtres....................