mercredi 14 avril 2010

2010 Jauffret Régis - Sévére - Seuil -

Extrait en" "pdf":
extrait : page 7

PRÉAMBULE

La fiction éclaire comme une torche. Un crime demeurera toujours obscur. On arrête le coupable, on découvre son mobile, on le juge, on le condamne, et malgré tout demeure l'ombre, comme l'obscurité dans la cave d'une maison illuminée de soleil. L'imagination est un outil de connaissance, elle regarde de loin, elle plonge dans les détails comme si elle voulait explorer les atomes, elle triture le réel, elle l'étire jusqu'à la rupture, elle l'emporte avec elle dans ses déductions remplies d'axiomes qui par nature ne seront jamais démontrés.
 Oui, mais la fiction ment. Elle comble les interstices d'imaginaire, de ragots, de diffamations qu'elle invente au fur et à mesure pour faire avancer le récit à coups de schlague. Elle est née de mauvaise foi, comme d'autres naissent bleus ou complètement idiots. D'ailleurs, elle est souvent bête. Quand la logique ralentit sa course, elle sait sauter l'intelligence comme un obstacle. Dans ces moments-là, elle l'ignore, ou même lui casse la tête d'un coup de poing désinvolte. Elle aime les sophismes tout autant que la grossièreté de Gargantua, scato logue invétéré comme son père. Des petits-bourgeois de Balzac, ladres, avides. De Homais, apothicaire, scientiste imbécile. De Madame Verdurin, femme vulgaire, fameuse cuistre. De tous ces mufles qui circulent patauds comme des pachydermes, dans des romans magnifiques, diamants qui passent les siècles et laissent pantois dans leurs tombes les habitants des passés qui se succèdent avec la régularité des rames d'un métro.
Dans ce livre, je m'enfonce dans un crime. Je le visite, je le photographie, je le filme, je l'enregistre, je le mixe, je le falsifie. Je suis romancier, je mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni morts, ni leur réputation, ni la morale. Surtout pas la morale. Écrite par des bourgeois conformistes qui rêvent de médailles et de petits châteaux, la littérature est voyou. Elle avance, elle détruit. C'est son honneur, sa manière d'être honnête, de ne laisser derrière elle pierre sur pierre d'une histoire dont elle s'est servie pour bâtir un tout petit objet plein de pages, un fichier rempli d'octets, une histoire à lire dans son lit, ou debout sur un rocher face à l'océan comme un Chateaubriand égaré dans une image d'Épinal.
Je n'hésiterais pas à vous trancher le cou, si vous étiez une phrase qui me plaise et bonne à coucher dans une nouvelle mince comme mes remords de vous avoir trucidé. Je suis brave homme, vous pourriez me confier
votre chat, mais l'écriture est une arme dont j'aime à me servir dans la foule. D'ailleurs, quand vous lui aurez appris à lire, elle tuera tout aussi bien votre chat.

Personne n'est jamais mort dans un roman. Car personne n'existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d'espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l'air. Ils sont imaginaires, ils n'ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c'est moi qui l'ai inventée. Si certains s'y reconnaissaient, qu'ils se fassent couler un bain. La tête sous l'eau, ils entendront leur coeur battre. Les phrases n'en ont pas. Ils seraient fous ceux qui se croiraient emprisonnés dans un livre.
R.J.

  Je l'ai rencontré un soir de printemps. Je suis devenue sa maîtresse. Je lui ai offert la combinaison en latex qu'il portait le jour de sa mort. Je lui ai servi de secrétaire sexuelle. Il m'a initiée au maniement des armes. Il m'a fait cadeau d'un revolver. Je lui ai extorqué un million de dollars. Il me l'a repris. Je l'ai abattu d'une balle entre les deux yeux. Il est tombé de la chaise où je l'avais attaché. Il respirait encore. Je l'ai achevé. Je suis allée prendre une douche. J'ai ramassé les douilles. Je les ai mises dans mon sac avec le revolver. J'ai claqué la porte de l'appartement.

 Le système de surveillance a enregistré ma sortie de l'immeuble à vingt et une heures trente. Je suis montée dans ma voiture. Un orage avait éclaté dans les lointains du lac. J'ai brûlé les feux rouges. Je suis rentrée à la maison. J'ai dit à mon mari que je partais en voyage.
-Tu as des yeux de folle.
J'ai glissé ma main dans l'encolure de sa veste. J'ai pris son portefeuille. Jê lui ai laissé son permis et sa carte d'identité.

-Tu gardes la voiture?
J'ai laissé tomber la clé sur la table.
-Tu ne vas pas bien?
Il a posé la main sur mon épaule.
-Arrête.
-Dis-moi au moins où tu vas?
Je partais loin. Les meurtrières s'en vont. Les fuseaux horaires permettent de remonter le temps. De retrouver l'instant où rien n'a encore eu lieu, dans un pays où le crime ne sera pas commis.
-Appelle un taxi. Il a obéi, comme un grognard fatigué de discuter les ordres.

L'orage m'avait rattrapée. J'ai attendu le taxi avec lui sous son grand parapluie.
-Appelle-moi quand tu seras là-bas.
La voiture est arrivée. Le chauffeur est descendu m'ouvrir la portière.
-Prends le parapluie.
-L'orage ne va pas me suivre jusqu'au bout du monde.
 Il a regardé démarrer la voiture sous les trombes en s'appuyant sur le parapluie comme sur une canne.
J'ai demandé au chauffeur de m'emmener à Milan.

-Vous en aurez au moins pour huit cents euros.
-Vous prenez l'American Express?
-Oui.
-Allons-y.
À la sortie de la ville, je lui ai dit de s'arrêter sur le bord de la route. J'ai marché jusqu'à la rive. J'ai jeté les douilles et le revolver dans le lac. J'ai fait un signe de croix. Je ne croyais pas davantage en Dieu qu'au Loto. Pourtant, je prenais parfois un billet en achetant des cigarettes. Ce soir-là, j'étais dans une situation où je devais mettre toutes les chances de mon côté.
Je suis remontée dans la voiture. Le chauffeur m'a regardée dans le rétroviseur. J'ai éprouvé le besoin de me justifier.
-Je me suis débarrassée d'un mauvais souvenir.
-Au fond du lac?
Je ne les avais pas jetés loin. Un peu comme on lance une boule de pétanque. Je tenais à ce revolver, je voulais garder une chance de pouvoir le récupérer un jour.
 -Je vais monter le chauffage.
J'étais trempée. J'avais peur d'attraper froid, et d'être obligée de reporter ce voyage. J'ai étalé mes vêtements
sur la banquette. Il a tourné la tête.
-Vous n'avez jamais vu une femme en culotte?
 Il faisait trop sombre pour que je le voie rougir.
Nous avions semé l'orage. La route était sèche.

Sous la pression de ses enfants et de leur mère, la police effacera le crime de ses fichiers. Les grandes familles n'aiment pas étaler leurs misères. ils enverront aux agences de presse un communiqué laconique.
-Mort d'une crise cardiaque à son domicile.

Si seulement il m'avait refusé ce million de dollars, je n'aurais jamais connu le goût de l'argent. J'en ai à peine eu la saveur sur ma langue, qu'il l'a fait mettre sous séquestre. liétait trop riche pourcomprendre qu'on peut s'attacher à un million comme à un chat.
 Il'aimait pas les chats. J'a\"ais recueilli un chaton qui était entré par la fenêtre. Un matin, il s'était pelotonné sur l'oreiller encore tiède du contact de ma joue.
-Connard.
Après l'avoir insulté, il l'a jeté. Je l'ai entendu miauler de la salle de bains. Il avait une dent cassée. J'ai vu une trace de sang sur mur. Il n'est plus jamais venu sur le lit. J'ai été de mettre sa caisse et son assiette sous l'armoire où il s'était réfugié. Il avait peur, même de moi. li a fini par se sauver. il m'a semblé le reconnaître quelques jours plus tard. Une crêpe de fourrure blanche sur le parking. il avait dû l'écraser avec sa Bentley.
 Il aimait tuer les bêtes. Il achetait des fortunes le droit de chasser l'antilope,l'hippopotame.le lion, dans les réserves d'Afrique où les touristes pas rassurés les prennent en photo par les vitres entrouvertes d'un 4 x 4 climatisé. Il m'a emmenée plusieurs fois au Tanganyika. On partait dans son jet, on bivouaquait dans la savane. Le guide disait toujours qu'on devait abattre un animal blessé. Après la première balle, j'avais cru qu'il était toujours vivant. Je l'ai achevé pour ne pas qu'il souffre.
    -------------------------
http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/article/regis-jauffret-lame-du-crime/
http://www.france5.fr/la-grande-librairie/index.php?page=article&numsite=1403&id_rubrique=1406&id_article=15422

sauvegardes "pdf" personnelle d'autres livres disponibles pour étudiants de Madagascar:

http://www.megaupload.com/?f=MNCEI3HW

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire