dimanche 16 août 2009

Ben JELLOUN Tahar - Le dernier ami -Seuil 2004-cd audio


Extrait audio,du début, sauvegardé sur "médiafire",disponible,seulement,si,étant du"Sud" vous ne pouvez accéder à ce livre

"chagrin d'un ami"

par Jean-Jacques Brochier,Lire, avril 2004

Lorsque Patrocle mourut, Achille, le héros, pleura. Ainsi le raconte Homère - mais peut-être les larmes d'Achille pleuraient aussi Briséis, la captive qu'on lui avait donnée, puis ravie, peu importe. Les larmes ont un grand cœur. Patrocle, sachant qu'il allait mourir (les dieux passaient leur temps, pendant cette guerre, à informer les mortels de ce qui allait advenir), qu'eût-il fait? Comme cet homme qui, prévenu qu'il était atteint d'un cancer mortel, rompit, sans raison valable, avec la femme qu'il aimait comme un fou, pour lui épargner le spectacle de son agonie et de sa mort, espérant qu'elle le détesterait de cette rupture et qu'ainsi elle aurait moins de chagrin quand il mourrait.



C'est le thème du dernier roman de Tahar Ben Jelloun, Le dernier ami. Deux amis indéfectiblement liés depuis l'enfance, Ali et Mohammed, dit Mamed (son père trouve ce diminutif infamant pour celui qui a l'honneur de porter le prénom du prophète!), liés au lycée, à l'université, où l'un fait des études de médecine, l'autre de cinéma, liés par d'interminables conversations, par les filles qu'ils draguent - ce qui est un parcours du combattant dans un pays où les filles tiennent farouchement à leur virginité, sans laquelle elles ne pourraient pas se marier, sauf les Européennes qui s'en moquent, mais qui sont inaccessibles pour les jeunes Arabes -, par leur volonté que le pays change. C'est l'époque noire du Maroc du général Oufkir, qui, du haut d'un hélicoptère, fit en 1965 des centaines de morts et de blessés en réprimant une manifestation étudiante à la mitrailleuse - on dit qu'il appuyait lui-même sur la détente - de l'attentat de Skhirate contre le roi: «Lorsqu'on entendit la voix du speaker annoncer la fin de la monarchie, nous eûmes peur. Nous étions bien placés pour savoir de quoi étaient capables ces militaires qui envahirent la garden-party du roi. Le Maroc a échappé de peu à un régime fasciste.» En effet l'un des organisateurs de la sédition n'était autre que le colonel qui dirigeait le camp de concentration qui avait «hébergé» les deux amis, étudiants que la police avait catalogués révolutionnaires. Oufkir manqua son attentat contre Hassan II, en avion, et fut liquidé par son bras droit, Dlimi. Ce que Dlimi est devenu? Ce sont affaires de basse police.



Le troisième protagoniste, et non le moindre, c'est Tanger. Autrefois ville libre, dont le nom porte autant de magie que Valparaíso ou Vancouver. Qu'on me pardonne cette longue citation, mais la page est merveilleuse: «Ville "attachante", elle vous attache contre un eucalyptus avec de vieilles cordes que des marins distraits ont oubliées sur le quai du port, elle vous poursuit comme une persécution, vous obsède comme une passion à jamais inachevée, alors on en parle, on croit que sans cette ville toute vie est maussade, on a besoin de savoir ce qui s'y passe, persuadé que rien d'essentiel n'y arrive; Tanger, c'est comme une rencontre ambiguë, inquiète, clandestine, une histoire qui cache d'autres histoires, un aveu qui ne dit pas toute la vérité, un air de famille qui vous empoisonne dès que vous vous éloignez, et vous sentez que vous en avez besoin sans jamais réussir à dire pourquoi, c'est ça Tanger, la ville qui a vu naître notre amitié et qui porte en son flanc l'instinct de trahison.»



L'un reste à Tanger, prof, aux yeux des «autres» compromis; l'autre, médecin, qui travaille à l'OMS de Stockholm. Les épouses s'en mêlent, semant la zizanie entre les deux hommes. Puis c'est la rupture, absurde, inattendue de la part d'Ali. Simplement Mamed va mourir d'un cancer du poumon, et refuse d'infliger ce spectacle à son ami, refuse aussi de voir, dans le miroir pathétique du regard de l'autre, les progrès de son agonie, puis le visage de sa mort.



C'est un roman extraordinairement pudique et déchirant que nous offre Tahar Ben Jelloun avec ce Dernier ami. Un roman où le sentiment exclut la sentimentalité. Où la simplicité du style décrit, indique, expose sans la moindre emphase, qui serait insupportable. Un roman «classique», en quelque sorte. Ce qui, de nos jours, devient une rareté, d'autant plus précieuse. Et un livre qui vient s'ajouter à Jour de silence à Tanger et à La nuit de l'erreur, pour nous donner vraiment l'envie de passer le détroit et de hanter les passages de cette ville secrète, Tanger.

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