Roman
Ce type-là n'a rien d'un héros. Encore moins d'une légende. On n'en finirait pas de décliner les symptômes de sa banalité. Ce n'est pas qu'il soit sot, non plus que spécialement intelligent. Ce n'est pas qu'il soit laid, non plus que d'une beauté singulière. Certes il est plutôt grand, mais de là à dire qu'il a l'air d'un athlète... Non, en fait, c'est juste un type qui ne fait « jamais, jamais rien comme les autres, même si c'est un type comme tout le monde ». Attention, nulle arrogance dans cette attitude, aucune volonté de faire le malin. C'est peut-être tout simplement son nom qui l'a prédestiné à s'extraire de la masse des hommes pour devenir l'homme le plus rapide du monde - la « locomotive tchèque », l'a-t-on surnommé, comme s'il y avait en lui quelque chose d'inhumain, de mécanique, comme s'il était une machine prodigieusement performante : « Ce nom de Zatopek qui n'était rien, qui n'était rien qu'un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d'huile Emile est fournie avec le moteur Zatopek. »
D'Emil Zátopek, aimable échalas aux gestes gauches devenu figure de légende, Jean Echenoz s'empare ici de la même façon qu'il y a trois ans il avait admirablement réinventé la vie de Maurice Ravel. Extrayant l'athlète tchèque du réel - mais aussi de la mythologie qui s'est élaborée autour de lui - pour le faire entrer avec une belle évidence dans son univers romanesque. Gommant et retravaillant à la pointe fine les contours de sa silhouette pour, à la manière d'un maître de la ligne claire, la styliser, l'épurer, et, par cette opération, faire de l'homme un personnage. Comme l'éblouissant Ravel (éd. de Minuit, 2006), le non moins merveilleux, non moins métaphysique Courir est un roman où rien n'est inventé, mais qui n'est cependant en aucun cas une biographie. Un roman pur et simple, vif, elliptique, ironique. Où l'écrivain cueille Zatopek à l'adolescence, au début des années 40, dans une petite ville de Moravie, pour suivre son parcours glorieux sur tous les stades du monde. Un parcours pourtant initié par le hasard : c'est alors qu'il est apprenti dans une usine de chaussures qu'Emile est contraint, à son corps défendant, de participer à une épreuve sportive. La suite s'écrit, sous la plume faussement désinvolte de Jean Echenoz, en une succession de scènes drolatiques - parmi elles, nombre de reconstitutions de compétitions sportives, à Berlin, à Londres, à Helsinki, au Brésil... - qui s'enchaînent de façon virtuose. Dessinant une trame narrative tendue, nerveuse, que vient draper de gravité le contexte historique omniprésent : l'occupation allemande, puis très vite et pour longtemps l'installation à Prague du régime stalinien qui ne sait trop que faire de ce Zatopek - certes, il porte haut et loin les couleurs de la Tchécoslovaquie communiste, mais, sous ses airs inoffensifs, n'est-il pas trop singulier, incontrôlable ?
Hors du stade, il est, on l'a dit, « un type comme tout le monde » - ni un modèle de courage, ni un monstre de lâcheté, les circonstances politiques le prouveront. Mais surtout, il est insaisissable, cet infatigable et laconique Zatopek, dont les motivations échappent et dont les performances sont aussi spectaculaires que l'est son absence de style : cette « petite foulée courte, heurtée, inégale, saccadée », ce visage grimaçant qu'il arbore invariablement sur la piste. Il est au fond, en dépit de ses exploits, un homme sans qualités - une figure remarquable de la mélancolie, et c'est en cela qu'il attache et bouleverse.
D'Emil Zátopek, aimable échalas aux gestes gauches devenu figure de légende, Jean Echenoz s'empare ici de la même façon qu'il y a trois ans il avait admirablement réinventé la vie de Maurice Ravel. Extrayant l'athlète tchèque du réel - mais aussi de la mythologie qui s'est élaborée autour de lui - pour le faire entrer avec une belle évidence dans son univers romanesque. Gommant et retravaillant à la pointe fine les contours de sa silhouette pour, à la manière d'un maître de la ligne claire, la styliser, l'épurer, et, par cette opération, faire de l'homme un personnage. Comme l'éblouissant Ravel (éd. de Minuit, 2006), le non moins merveilleux, non moins métaphysique Courir est un roman où rien n'est inventé, mais qui n'est cependant en aucun cas une biographie. Un roman pur et simple, vif, elliptique, ironique. Où l'écrivain cueille Zatopek à l'adolescence, au début des années 40, dans une petite ville de Moravie, pour suivre son parcours glorieux sur tous les stades du monde. Un parcours pourtant initié par le hasard : c'est alors qu'il est apprenti dans une usine de chaussures qu'Emile est contraint, à son corps défendant, de participer à une épreuve sportive. La suite s'écrit, sous la plume faussement désinvolte de Jean Echenoz, en une succession de scènes drolatiques - parmi elles, nombre de reconstitutions de compétitions sportives, à Berlin, à Londres, à Helsinki, au Brésil... - qui s'enchaînent de façon virtuose. Dessinant une trame narrative tendue, nerveuse, que vient draper de gravité le contexte historique omniprésent : l'occupation allemande, puis très vite et pour longtemps l'installation à Prague du régime stalinien qui ne sait trop que faire de ce Zatopek - certes, il porte haut et loin les couleurs de la Tchécoslovaquie communiste, mais, sous ses airs inoffensifs, n'est-il pas trop singulier, incontrôlable ?
Hors du stade, il est, on l'a dit, « un type comme tout le monde » - ni un modèle de courage, ni un monstre de lâcheté, les circonstances politiques le prouveront. Mais surtout, il est insaisissable, cet infatigable et laconique Zatopek, dont les motivations échappent et dont les performances sont aussi spectaculaires que l'est son absence de style : cette « petite foulée courte, heurtée, inégale, saccadée », ce visage grimaçant qu'il arbore invariablement sur la piste. Il est au fond, en dépit de ses exploits, un homme sans qualités - une figure remarquable de la mélancolie, et c'est en cela qu'il attache et bouleverse.
Nathalie Crom
Telerama n° 3064 - 04 octobre 2008
Telerama n° 3064 - 04 octobre 2008
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire